Suite à l’appel de phare, Chloé regarde dans sa direction puis rapplique. Eva déclenche le déverrouillage de la portière le temps de laisser entrer la nouvelle venue. Un sourire fugitif rehausse ses lèvres en entendant l’entrée en matière cash. Si la transparence sur sa situation actuelle était de mise, elle aurait répliqué que passer ses journées terrée devant un écran et ses nuits sur les routes ne constituent pas la routine beauté idéale pour un teint éclatant. Or elle ne peut pas se permettre de révéler autant à Chloé.

– Je teste le no make up, ça ne te séduit pas ? boude-t-elle pour de faux, bien consciente que l’absence de maquillage n’explique en rien sa mine tout chiffon.

Ne pouvant s’expliquer – par la parole – sur ce qui les conduit à se rencontrer de nuit au milieu de nulle part, comme l’encourage Chloé, Eva déboucle sa ceinture. Elle se tourne vers la passagère à ses côtés. Sa main gauche agrippe le bras droit de Chloé et tandis qu’elle se penche en avant, sa main droite passe autour des épaules de son amie.

– Merci Chloé. D’avoir répondu à mon invitation bizarre, glisse-t-elle à l’oreille.

Ça fait du bien de revoir quelqu’un de son quotidien. Rompant l’effusion, l’Irlandaise se recule dans son siège. Chloé remarque la tierce personne à l’arrière du véhicule. Jenni ne réagit pas, autrement qu’en tournant le regard vers la conductrice.

– C’est une fille dans une situation familiale difficile que je garde.

Ce n’est pas toute la vérité, mais ce n’est pas non plus un mensonge.

– Tu me passes la valise ?

Tant bien que mal, Eva cale la valise sur ses genoux. Elle l’ouvre.

*Mes petits chemisiers*

La mode hippie chic, bariolée et champêtre du dressing de Rosie possède son charme, cependant, quel gain en (ré)confort de récupérer des vêtements à elle… et surtout ses sous-vêtements ! Écartant une poche intérieure de la valise, elle prend connaissance de son PC portable et de sa tablette… Pas de perquisition ni de saisies à son domicile, bonne nouvelle !

Après avoir également aperçu son passeport, elle range la valise à l’arrière afin que les jambes de Chloé ne soient pas gênées.

– Je ne parais pas la seule à aligner des courtes nuits. Avec les révélations qui tombent ces jours, la salle de rédaction de ton journal doit être frappée de frénésie.

Pour suivre la cadence des corrections du flot de dépêches et d’articles, Chloé doit trimer en ce moment… A moins que sa mauvaise mine soit le fait de l’énergumène qu’elle fréquente et qui a l'alcool mauvais. Eva l’a croisé le mois passé, alors qu’il tambourinait contre la porte de Chloé.

Un vague sourire s’ébauche sur sa bouche au lieu d’un rire franc. Elle ne rend pas justice à l’humour de Chloé, mais tout élan naturel de gaieté, et même de n’importe quelle vive émotion, l’a quitté. Dans une moindre mesure que l’autre rescapée de cette effrayante nuit, Eva boit la tasse dans des eaux sinistres où toute sensation est ouatée.

– Je vois, un choix entre la peste et le choléra.

Comme elle n’arrive pas à rigoler, elle tente d’exprimer son amitié par une étreinte chaleureuse. Songe-t-elle alors à d’autres bras dans lesquels en se livrant, la force de se ressaisir lui aurait été insufflée ? Non… ou seulement, l’espace d’un instant qu’elle nie. Tant elle aurait détesté que dans ses bras à elle, on désire serrer quelqu’un d’autre !

Évidemment, elle ne divulgue pas l’identité de la jeune fille sous sa garde. Que dans le cadre de son travail, elle doit se plier à un devoir de réserve, cela ne lui coûte pas. Elle peut discuter avec des collègues du dossier, et sur certaines informations, elle peut aussi partager avec Christopher. Avec le côté excitant d’une liaison secrète, c’est l’autre bon côté à fréquenter un collègue policier. Ils sont tous deux soumis au même secret professionnel, comme un médecin et un psychologue qui peuvent échanger sur leurs patients. En revanche, le fait qu’elle ne devra rien dire à quiconque au sujet de Jenni, c’est un secret qui lui pèsera très lourd.

Récupérant la valise, elle vérifie que les affaires demandées à Mme Crawthorne s’y trouvent. Il n’y a pas de dossiers incriminants dans son PC, mais elle ne voudrait pas qu’on fouille dans le fruit de ses travaux personnels.

Chloé confirme que la période est tendue pour elle aussi et raconte avoir voulu prendre des photos lors de la manifestation.

– Tu étais à la manifestation, celle où Vampyr est apparu avant de s’envoler avec Storeberg ? Et on t’a coffrée, mais pourquoi ?!

Chloé est l’innocence même ! Eva croit bien ressentir le grondement de l’indignation qui commence à l’échauffer. À l’instar de Chloé, elle étouffe aussi un bâillement. Elle ne pourra pourtant pas dormir longtemps sans revoir cette lame qui exécute. Elle se réveillera alors tout aussi crevée qu’avant, et avec une peur au ventre qui la tétanisera pour plusieurs heures.

Le regard de l’Irlandaise passe de la passagère avant à celle à l’arrière, puis revient sur la rue devant elle. Pourquoi a-t-elle fait venir Chloé ? Jenni se doute qu’il s’agit d’un plan B, à défaut de celui qu’elles ont attendu jusqu’au matin. Eva prend le carambar qu’on lui tend sans vraiment savoir qu’en faire. Il n’y a pas tant de personne en qui elle a encore confiance en ce moment. Elle ignore ce qui se dit à l’EPD où son absence ne peut que faire peser des soupçons. Elle a disparu, en même temps que Raulne s’est fait la belle. Sans doute grâce à l'arme à feu que Fontaine a confiée à elle.

– Je sais qu’il est tard, que je retarde tes retrouvailles bien mérités avec les bras de Morphée, mais… tu veux bien restée un petit moment encore ?

Elles n’ont pas véritablement besoin de parler. C’est plus la présence d’une amie sur qui elle peut compter qui l’aide à tenir le coup. Elle a trop de choses à penser. Trop d’inquiétudes qu’elle ne peut lever… ou peut-être si ? En corrigeant les épreuves, Chloé aurait-elle vu passer des détails sur les victimes des grabuges de cette funeste nuit ? Les articles n’ont pas fait mention des noms des victimes, mais les salles de rédaction les détiennent sans doute.

– Est-ce que ton journal a couvert l’altercation à Coal District, entre une équipe d’intervention et la mafia sicilienne ? Il y a des policiers morts, j’ai entendu. Tu vois, je travaille en ce moment sur une enquête en dehors de la ville, je n’ai pas trop eu de contact avec le commissariat central. Je ne sais pas quels collègues sont tombés…

Ça paraît toujours curieux à Eva : pourquoi Chloé De Vrède n’a-t-elle pas embrassé la carrière de journaliste ? On sent chez elle un goût indéniable de l’aventure, ne s’ennuie-t-elle pas dans un travail aussi plan-plan que correctrice ? L’éclosion de son indignation s’effrite. Une manifestation, ça chahute toujours dans un camp comme dans l’autre. C’est difficile de faire les comptes sur les torts des uns et des autres dans une situation où tous agissent en étant à cran.

– Je suis désolée que tu aies été prise à partie. Mais on peut comprendre la difficulté de faire dans la dentelle lorsqu’il faut contenir une mêlée remuante. Si le rédacteur en chef de ton journal attend aussi des photos d’une correctrice, il devrait t’équiper en conséquence. Ça ne vaudra pas la valeur de ton matériel saisi, mais c’est toujours ça.

Depuis le début de la rencontre, les questions sans détour de Chloé restent lettre morte. Avec bon sens, cette dernière ne s’en offusque pas, comprenant certainement que la criminaliste ne peut pas parler des affaires sur lesquelles elle travaille.

– Ton manque de sommeil, c’est seulement à cause de ton travail ? s’étonne-t-elle quand même de l’investissement que Chloé consacre à une activité qui ne déchaîne pas les passions, normalement.

Amies très prises par leur travail respective, elles ne se voient pas si souvent au final. Dans les couloirs de l'immeuble, ce n'est pas vraiment le lieu pour se raconter sur leur vie privée. Mais Eva a néanmoins repéré l’homme qui se ramène souvent à l’appartement de Chloé. Il n’est pas vraiment le genre dont une fille sensée s’accroche une fois passé le feu d’une aventure d’un soir.

– Je veux dire, tout se passe bien avec ton...

*Sac à embrouilles*

– Jules ?

Elle tournicote le carambar. Indécise. Finalement, elle interroge sa passagère sur l’échauffourée avec la mafia à Coal District… Chloé ne connaît pas les noms des victimes, et pourtant, Eva éprouve un soulagement. L’incertitude est inquiétante, effrayante, malgré tout en son sein réside l’espoir, d’autant que le pire n’est pas le plus probable.

– Ça va, ne t’embête pas. J’apprendrai ces noms. Toujours trop tôt.

Elle ne relève pas le côté parano de Chloé, n’ayant pas assez de méninges disponibles pour y réfléchir plus en avant là-dessus. Cependant, elle enregistre tout de même l’information : il arrive à Chloé d’échanger des informations via une boîte mail cryptée. Ce n’est pas ordinaire pour une correctrice sans histoire...

– A t'écouter, il n’en faut pas beaucoup pour paraître suspect. Tu as trop d’imagination, Chloé.

C’est qu’une valise avec des fringues. Après il est vrai que si quelqu’un a repéré le manège d’une blonde qui apporte une valise en pleine nuit, ça peut soulever des interrogations. Eva déballe le carambar et l’engloutit tout entier avant de démarrer.

– Tu.. l’as.. vu.. alors... Vampyr ? demande-t-elle, en mâchonnant et en s’escrimant à déloger le caramel qui se colle entre ses dents.

Entre nos rêves et la réalité peut s’ouvrir un gouffre béant de désillusions, c’est une leçon amère que la vie a enseignée à Eva durant son enfance. Une leçon qui a rudoyé son caractère toutefois pour le meilleur. Au contraire d’une âme dénuée de lumière et d’espoir, la blonde Irlandaise a grandi dans le refus obstiné de se laisser livrer pieds et poings liés au glacial et au sinistre du fatalisme. Or, durant cette funèbre nuit du 2 avril, elle a été rattrapée par l’impuissance qu’elle ressentait enfant, lorsque sous ses yeux deux vies ont été ôtées – sans compter la garde policière .

– Pour ton rêve de devenir journaliste, je n’ai pas l’espoir, mais la conviction de le voir un jour s’exaucer avec succès.

Malgré sa sincérité, elle doit forcer ses lèvres d'essayer un sourire confiant sans parvenir à les persuader bien longtemps de ne pas flancher. L’air songeur, son regard s’échappe sur la passagère à l’arrière.

*Avant que le monde tel que tu le connaissais te soit ravi avec la vie des tiens, quel avenir contemplais-tu ?*

Remarquant que Chloé a encore fondu, alors que celle-ci est déjà bien fluette de corpulence. Eva s’interroge sur les causes de la mauvaise mine de cette dernière. Elle ne croit pas que cela soit uniquement dû au surmenage d’une cadence sur les chapeaux de roues. D’ailleurs, certes, les derniers jours ont été mouvementés et éprouvants pour la population d’Europolis, toutefois, les gens de presse ne se frottent-ils pas leur plume avec ces Une sensationnelles à décortiquer en long et en large ? Chloé ne devrait-elle pas planer d’exaltation au lieu de prévoir de se mettre en congé ? Eva cible alors l’empêcheur de tourner en rond en la personne du petit-ami plutôt porté sur la bouteille.

– Bon débarras, lâche-t-elle implacablement à la suite de l’annonce de rupture.

Bien que son opinion repose sur un jugement à l’emporte-pièce, elle ne retire pas ses mots ni ne s’en excuse. Pour avoir fréquenté seule les pubs depuis qu’elle est en âge de pouvoir y consommer de l’alcool, elle en a vu défiler des spécimens d’éméchés et elle identifie l’ex de Chloé comme faisant partie de ceux que l’ivresse transforme en Mister Hyde.

– Tu mérites mieux qu’un…

*Mort !?*, lit-elle avec stupéfaction sur l’écran du téléphone avant que ses yeux ne s’écarquillent encore plus aux mots « Mad Fox ».

Le regard de la criminaliste vrille sur sa voisine de palier. Depuis quand Chloé sait-elle que l’homme qu’elle fréquentait est l’un des braqueurs d’un des gangs les plus recherchés d’Europolis ? Depuis peu, prie Eva. Chloé a-t-elle immédiatement communiqué l’information à la police ? Sans quoi par son silence, on peut lui reprocher de couvrir les activités d’un criminel. Mais peut-être est-ce la police qui lui a fait voir le pot aux roses… Eva se mord la lèvre inférieure pour contenir l’agitation qui monte en elle. Elle voudrait réclamer tous les détails, mais elle ne peut pas. Pas avec Jenni qui ne manquera pas de se raidir à la mention du gang dont son père est le chef. L’adolescente n’a pas demandé après son père, mais elle écoute, lit, collecte tout ce qui se rapporte à Black Fox. Sans doute cherche-t-elle dans les forfaits du braqueur, à comprendre les motivations des assassins de sa famille. Or l’attaque punitive n’était pas dirigée contre Black Fox, mais le Capitaine Raulne…

– Comment s’appelle-t-il ? Je l’ai rapidement entrevu, mais je ne pense pas le reconnaître dans un bar. Qui sait alors, si je ne serais pas séduite à mon tour ? Si tu peux me faire profiter de tes déboires, et ainsi m’éviter de perdre mon temps sur un mauvais coup. Et ses très bons potes, les as-tu rencontrés ?

Bien sûr Chloé comprendra qu’elle cherche plus d’information sur le Mad Fox suicidé. Ce n’est pas cette dernière qu’Eva cherche à leurrer, mais Jennifer, sauf que la petite brune doit se douter de trop choses sur sa vie sentimentale pour être dupe… Peu importe ! Il lui faut au moins le nom afin de le faire remonter à Hart. Au mieux la police est déjà au courant des activités criminelles du mort, mais si cela ne s’avère pas le cas, on aura fait l’impasse sur une investigation poussée étant donné qu’il s’agit d’un suicide. Il y a peut-être dans les affaires du suicidé des prélèvements à faire qui permettraient d'ouvrir une piste sur la cachette de Raulne !

Évidemment, Chloé n’a pas trop d’imagination. Seulement, Eva ne souhaite pas encourager la paranoïa de son amie, plus qu’elle n’en est déjà atteinte. Entre l’incident de leur première rencontre et ce rendez-vous nocturne, ses agissements ont de quoi attirer les pires suspicions. Comme Chloé demande de rouler, la conductrice se libère les mains en croyant pouvoir se débarrasser du bonbon en une bouchée. Elle mord dans le caramel loin d’être si mou et qui lui colle entre les dents.

*Pourquoi me donnes-tu un truc aussi galère à manger, Chlo !?* laisse-t-elle tomber le grief tant est ardue de poser une question.

Elle s’en tient à l’essentiel, à savoir ce que Chloé peut lui dire sur le retour Vampyr. Quelque temps après son arrivée à Europolis, ce dernier disparaissait. Cependant, l’obscur héros a marqué son esprit. En effet, en révélant l’envers abject des travaux de Brendt, il a balayé les derniers regrets que la scientifique gardait encore pour sa carrière avortée dans la recherche médicale. Elle semble sourire à la référence humoristique de Chloé, mais en vérité, c’est plus pour la scène qu’a décrite la correctrice et dont elle aurait également voulu être témoin.

– En politique, souvent, un scandale arrive à point nommé. Et souvent également, c’est l'arbre qui cache la forêt, remarque-t-elle, sans vraiment trop savoir si elle insinue par là que le Chevalier Blanc déchu est victime d’un coup monté...

John Anders… Anders hum ? Se pourrait-il que l’ex de sa voisine de palier soit parent avec l’ex de l’homme qu’elle fréquente ?! Non ça ne se peut pas… sinon le sort aurait décidément la main lourde en matière de coïncidence ! C’était déjà le comble de l’ironie qu’elle détienne la garde de la fille du massacreur multirécidiviste dont elle a prétendu être l’aimante épouse durant une soirée. Elle lève la tête et contemple un bref moment le plafond de la voiture. En même temps, la défunte fiancée était une ripou, ça tiendrait la route qu’un parent de cette dernière trempe chez les Mad Fox.

*Se peut-il que le sort s’acharne autant ?*, demande-t-elle à l’image de Christopher qui flotte dans son esprit.

Son imagination dessine l'Anglais avec l’air blasé de celui qui en a vu d’autres, n’empêche qu’elle ne souhaite pas lui asséner ce nouveau coup de massue, alors qu’elle ne peut pas être présente pour le remettre du choc. Qui en informer alors ? Le lieutenant Miller ? Le regard d’Eva redescend sur l’écran du téléphone… C’est donc la police qui a tout révélé à Chloé, quel soulagement ! Son amie était donc bel et bien dans le noir quant aux agissements de l’ex-amant.

– Ta pote la plus cool n’occupe pas son appartement pendant un temps, lui rappelle-t-elle. Prends soin de toi et sois vigilante, d’accord ? La relation que tu as eue avec ce John, il peut y avoir un retour de flamme indésirable...

Eva n’est pas sereine de savoir son amie emmêlée avec des criminels dangereux, d’autant que Raulne est dans la nature avec dieu sait quel plan de vengeance en tête. Mais la police est dans le coup, on saura protéger la correctrice au mieux. Elle ne peut pas grand-chose en ce moment, car si elle revient à l’EPD, on lui réclamera Jennifer Raulne. Et comme le mensonge n’est pas une stratégie tenable pour elle, il lui faut trouver un moyen de mettre l’adolescente hors de portée de tous – elle comprise. Elle a envie de demander qui sont les enquêteurs à qui Chloé a eu affaire. Est-ce que Hart en fait partie ? Comment accuse-t-il le coup ? Mais sa crainte est plutôt que le lieutenant était dans l’équipe d’intervention aux prises avec la mafia sicilienne. Elle le sait sur une affaire avec une organisation dangereuse… Toutes ses inquiétudes concernant Christopher subsisteront cette nuit de plus, néanmoins, l’incertitude l’emplit d’un précaire soulagement dont elle devra s’en contenter.

La voiture démarre. Dans la circulation éparse, les yeux de la conductrice guettent dans les rétroviseurs d’éventuels véhicules suspects qui les fileraient tout en se renseignant sur l’apparition de Vampyr. Décollant les restes de caramel sur ses dents, elle partage à demi-mot le malaise qu’elle ressent face au scandale qui éclabousse Storeberg. Le public l'ignore, mais le politicien tombe précisément au moment où il s’apprête à brandir les révélations du Capitaine Raulne.

*Vampyr peut-il commettre une erreur sur la personne ?*

– J’aimerais bien que Vampyr ait aussi un Batsignal pour le convoquer, pense l'Irlandaise à haute voix en reprenant la référence de Chloé.

Elle a besoin de rencontrer Vampyr, à plus d’un titre. Mais qui dit que cet être masqué marque réellement le véritable retour du Chevalier Noir ? Il peut s’agir d’un imposteur.

– La victime de Storeberg. Que sait-on d’elle ? Je commencerais par creuser de son côté à elle, si je me sentais de fouiller une cave à scoops et à emmerdes.

Dans ses activités, la scientifique s’attache aux preuves qu’apportent les prélèvements sur la scène de crime ou sur le cadavre. Mais en écoutant Christopher relater des anecdotes sur son travail de policier, elle doit reconnaître que l’angle d’investigation sur qui est la victime ne manque pas d’apporter des pistes sur pourquoi son corps a atterri dans un tiroir de la morgue. La victime est au cœur même du mystère de sa mort, et si elle était moins compétitrice, elle lui avouerait penser que son enquête de policier est indispensable pour éclairer ses analyses de criminaliste.

– Moi... quoi ? Je suis un peu en dehors de l’effervescence à l’EPD. À cause de mon affaire à l’extérieur.

Le sourire amusé – et quelque peu dubitatif – de Chloé n’échappe pas à l'Irlandaise, mais elle ne réagit pas au défi de convaincre comme à son habitude. Jouer, plaisanter, rire ou vibrer à toute forme de joie, elle se sent dépossédée de ce droit de refuge. La dernière fois que des émotions joyeuses se sont épanouies sur son visage, elle jubilait d’être assignée au pied levé sur l’affaire Black Fox. Avec sa confiance inébranlable, elle avait déclaré être parfaitement compétente pour suppléer à son collègue. Une soudaine vague de reproches la submerge.

*Y aurait-il eu toutes ces victimes et son évasion si quelqu’un de plus prompt à savoir agir s’était trouvé à ma place ?*

Chloé ne semble pas bien consciente du danger qui la guette malgré la mort de son ex-copain. Tous les Mad Fox ne sont pas enfermés et si la jeune blonde en a rencontré, elle peut leur apparaître comme un risque pour leur couverture. De plus, s'agissant de Raulne, Eva le sait, il est une bombe à retardement ! Elle entend encore résonner le cri du supplicié à l’instant des exécutions effroyables, et au-delà de la sévère condamnation que lui inspirent les atrocités qu’il a commises, elle estime légitime le désir d'un être meurtri de s’arroger une vengeance... Mais que pense-t-elle d'un passage à l'acte ?

– Ce n’est pas juste John, comme tu l’as dit c’est hyper explosif dans le coin. Sois prudente, évite de rencontrer des gens dans les endroits louches et isolés. Je tiens à pouvoir faire appel longtemps encore à ma partenaire de crime.

Elle ne peut pas avertir plus clairement Chloé sur ce qui se passe, mais elle espère que celle-ci comprenne le sérieux de la situation. Elle espère aussi que la police déploie la protection nécessaire à un témoin potentiellement gênant aux braqueurs.

Sur les routes peu fréquentées à ces heures indues pour être hors de chez soi, Eva partage sur Vampyr et le scandale sexuel qui plonge le politicien Storeberg dans un battage médiatique. Il semble qu’aucune information sur les preuves ou les dépositions n’a fuité pour l’instant. Si la criminaliste n’était pas en exil, elle aurait eu accès au dossier des prélèvements sur la victime présumée… Mais Vampyr jetterait-il en pâture un homme sans éléments solides et fondés ?

– Il va falloir attendre que l’enquête avance et la pression médiatique délira les langues.

L’affaire est bien trop tapageuse ; des informations vont filtrer incessamment. Chloé mentionne ses grands-parents et l’Alsace. Il arrive aussi à Eva d’avoir la nostalgie de son Irlande natale. Pourtant, ce n’est pas vers ces territoires verdoyants auprès de qui elle tente de revenir.

– On peut les comprendre… Europolis, ça craint. Mais de mon expérience, ça craindra partout pour nous, dans les voies que nous avons choisies.

Eva a débuté dans la police scientifique de Dublin et même si durant sa formation, elle n’a pas été attachée sur des affaires vraiment très moches, elle a tout de même eu un avant-goût corsé. Elle a alors appris à être détachée, à ne pas trop y penser. Et le fait que dans sa spécialisation, elle a peu fréquemment de prélèvements à faire sur les vivants l’aide à compartimenter les choses.

– Mais leur rendre visite quelques jours pourrait te ressourcer.

Bien qu’exténuée, Eva n’appelle pas une petite coupure de ses vœux. C’est en rentrant chez elle, à son travail qu’elle peut se reprendre en main. Sous le regard de Chloé, Jenni s’enfonce d’autant plus dans son écharpe.

– Tu m’aides déjà. Beaucoup. Merci pour ça.

En vérité, les deux blondes ne sont pas des amies proches dans le sens qu’on entend communément. Leur amitié ne repose pas sur la connaissance de choses factuelles l’une sur l’autre, mais sur un sentiment de confiance spontané que rien n’a altéré depuis leur première rencontre.

– C’est une affaire en cours, très sensible, je ne peux rien en dire pour l'heure.

Et dieu sait qu’elle a besoin de vider son sac ! Elle deviendra folle à force de se parler et se poser des questions à elle-même. Et puis bon sang des sortes de femmes Valkyries existent, c’est quand même une révélation de dingue ! Imaginez ce qu’on pourrait découvrir si le génome de la guerrière que Raulne a abattu est décodé… Les doigts de la scientifique se crispent sur le volant, consciente de l’indécence de l’émoi qui commence à monter en elle. Le frisson de la découverte scientifique lui fait perdre de vue qu'il s'agit d'une femme qu'elle a contribué à tuer.

– Je te ramène à ta voiture.

Le meilleur endroit pour se faire oublier du monde. Romantique formulation, décrète Eva qui garde ses prunelles sur les feux du carrefour. Sa jolie voisine lui fait-elle un appel du pied ?, aurait-elle envie de taquiner, sauf que la léthargie de son esprit et de son corps musèle son amusement pour les badineries. Une moue rembrunit son minois las. Bien qu’elle comprenne la curiosité de Chloé, elle n’est pas autorisée à divulguer des éléments d’enquête au public. Elle est d’autant plus bâillonnée que la mission sur laquelle elle était dépêchée est tenue secrète au sein même de l’EPD. Elle décide de mettre un terme à la virée nocturne.

Au moment des adieux, Chloé lui tend un bout de papier avec un numéro de téléphone. Celle-ci mentionne la possibilité d’une planque chez les grands-parents alsaciens. Eva ne s’étonne pas vraiment que le flair de la future journaliste a guidé ses déductions dans la bonne direction. On ne peut pas donner rendez-vous à minuit pour apporter une valise et s’imaginer que ça ne crève pas les yeux qu’il y ait une histoire de fugue.

Du regard franc et grave de Chloé, les iris de la conductrice basculent du côté de Jenni. Bien sûr, elle a pensé l’envoyer à l’étranger. Mais si elle sait où l’adolescente se trouve, on pourra lui soutirer l’information. Sans parler qu’elle ne peut pas accepter de faire courir un danger à ceux qui la cacheront. Les adversaires que Jean Raulne s’est mis à dos n’hésitent pas une seconde à trancher des vies humaines... Si elle cherche à mettre Jenni en sécurité, n’est-ce pas illusoire de continuer à croire qu’il y a un moyen pour l'une et l'autre de revivre au grand jour tant que Raulne respire ?

– Je te promets, d’essayer. Et pour que ça soit clair, la réciproque est aussi vraie : tu es ma pote la plus cool dans cette ville.

L’Irlandaise n’a que Chloé comme véritable amie fille à Europolis, on peut donc dire que c’est facile à ce compte-là, mais est-ce que ça rend Chloé de Vrède moins cool pour autant ? Elle ne le pense pas.

Dans la voiture qui éloigne Eva et Jenni des faisceaux lumineux de la Capitale, la blonde ébauche un sourire en confiant à la jeune fille désormais réinstallée à l’avant.

– Dans l’épreuve que nous traversons, je suis reconnaissante à la vie de m’avoir fait rencontrer des âmes vaillantes comme Chloé. Elles m'insufflent de la force, et j'espère qu'à toi aussi...