"Le Coquelicot" avait sa petite renommée. Je passais en revue les réservations pour la semaine à venir, complet tous les soirs de la semaine, à midi il restait quelques tables, pas énormément. Il faut dire que la salle n'était pas très grande, une quinzaine de tables pour un peu moins de soixante couverts en même temps. A midi la clientèle pouvait être gérée avec un seul service, le soir en revanche c'était deux services impératifs et les deux étaient complets à chaque fois. Ca faisait beaucoup plus de travail qu'auparavant, quand j'ai repris le restaurant alors que celui-ci coulait à pic. J'avais conservé le personnel de l'ancien établissement soit une apprentie en cuisine, un apprenti en salle ainsi qu'un serveur de métier. Si les deux premiers avaient su rapidement s'acclimater au rythme intense de services complets, le dernier en revanche avait beaucoup de mal. Trop habitué à des services lents, avec peu de clients, il se retrouvait toujours débordé, se noyait dans le stress et finalement c'était mon apprenti en salle qui devait sauver la situation comme il le pouvait. J'avais essayé à plusieurs reprises d'aider le serveur à reprendre le rythme, à retrouver les bonnes habitudes qui font un service réussi mais c'était peine perdue, il n'arrivait pas à gérer et finalement il avait démissionné quelques jours auparavant. J'avais alors proposé à mon extra service de prendre sa place et d'avoir un contrat complet mais elle avait refusé, s'étant déjà engagée au près d'un autre restaurateur dans son futur établissement. Il me fallait donc trouver quelqu'un.

Après avoir pris le temps d'éplucher un bon nombre de CV et de lettres de motivation et d'avoir fait le tri dans ceux que j'allais appeler selon des critères de plus en plus durs pour réduire à cinq le nombre d'entretiens que je ferai passer, je n'avais plus qu'à rencontrer les candidats. Trois furent des déceptions, j'en étais presque à me dire que j'allais devoir reprendre les CV et recommencer à chercher, plus encore quand le quatrième m'appela pour me dire qu'il venait de terminer un entretien ailleurs, qu'il était pris et qu'il ne pourrait pas honorer notre rendez-vous. Il ne voulait pas me faire perdre mon temps, d'un côté ça m'arrangeait bien. Même si aujourd'hui était le jour de fermeture du restaurant, c'est quand même là que se passaient les entretiens. Finalement il ne me restait plus qu'une seule personne à rencontrer. Mademoiselle Sasha Pachkov, une jeune femme de 24 ans avec déjà de l'expérience dans le métier, son CV avait une belle présentation et sa lettre de motivation avait été rédigée sans fautes d'orthographe ce qui l'avait rendue agréable à lire. J'espérais maintenant que l'entretien se passerait bien ce qui, après les trois entretiens que j'avais eu, ne serait pas très difficile en réalité. Quoi que chacun des candidats précédents semblait avoir mis un point d'honneur à faire pire que le précédent. Le premier était arrivé avec 10 minutes de retard ainsi que des cheveux et une barbe à faire peur, je n'ai rien ni contre les cheveux longs ou la barbe longue mais soignés dans ces cas-là. Le second m'avait clairement indiqué qu'il refusait la "tenue" de service que j'avais mise en place, pas question qu'il porte un t-shirt noir avec une "fleur idiote" dans le dos. Le dernier quand à lui était arrivé en short, malgré le temps, en reniflant la cigarette à travers tout le restaurant. J'espérais que mademoiselle Pachkov serait différente, j'avais vraiment besoin de quelqu'un, pas dans une urgence absolue, mon extra pouvait encore enchainer les trois prochaines semaines mais si je trouvais quelqu'un avant, ça n'en serait que mieux.

16 heures, elle était quelques minutes en avance, un excellent point pour elle. J'espérais que la suite serait à la hauteur de cet excellent début. Et surtout qu'elle n'allait pas me dire qu'en chemin elle a vu une pancarte "Cherche serveur", qu'elle a discuté avec le patron et qu'elle est prise. Je viens à sa rencontre, sourire poli et professionnel aux lèvres, lui tendant ma main.

« Ethan Weatherby, vous devez être Sarah Pachkov ? »

J'avais descendu les chaises de toutes les tables, allumées toutes les lumières de l'établissement, je ne voulais pas que les entretiens se fassent dans une pénombre dérangeante. Je lui indique la table.

« Je vous en prie, prenez place. »

Sur la table son CV et sa lettre de motivation ainsi qu'un stylo que je prenais en main pour prendre quelques notes.

Je sais même pas ce que je fous là. Enfin si, je vais passer un entretien d’embauche. Mais pourquoi exactement, ça, c’est un autre problème. J’arrive plus à dormir depuis que j’ai croisé l’autre taré. Pas sans médoc en tout cas. Autant dire que ma consommation est montée d’un cran. Je flippe qu’il réapparaisse au pire des moments. Alors j’ai déménagé, enfin, pour un coin qui craint un peu moins. Et j’ai démissionné de mon ancien boulot.

Sauf que je peux pas passer la journée enfermée dans mon appartement. Je vais finir par péter les plombs, même si j’ai techniquement pas besoin de bosser. Enfin potentiellement, s’il finit par revenir et qu’il réclame le fric. Du coup j’y touche plus non plus. J’ai investis une partie mais j’ai déjà récupéré suffisamment d’intérêts pour avoir la somme. Au cas où. Même si ça me ferait mal au cul de lui rendre, j’avoue. Je vais pas dire que je l’ai gagné normalement, ce serait hypocrite, mais je l’ai mérité. Ouais voilà, c’est pas mal ça.

Enfin, au final, j’ai donc fait un joli CV, une belle lettre de motivation et j’ai acheté un tailleur classe. Enfin Lukas l’a trouvé classe. Tellement qu’on a fait un paquet de saloperies alors que je l’avais toujours sur moi. Hum. Passons. J’ai quand même un sourire en coin alors que je lisse un pli imaginaire sur ma jupe noire et que je vérifie que mon chemisier est bien boutonné. Je sais pas si je me suis trop bien fringuée ou pas. En vrai, j’ai pas passé d’entretien depuis tellement longtemps que je flippe plus que je voudrais bien le reconnaître. Mais au moins, ça me change les idées.

Et le resto a l’air carrément cool. Classe et tout. Y a moyen de se faire un paquet de fric en pourboires et je risque pas de me faire emmerder quand j’irais sortir les poubelles. Je regarde autour de moi, la mine curieuse, alors que j’attends sagement mon rendez-vous avec le patron. Et autant dire que quand il vient à ma rencontre, je lève un sourcil, un peu surprise. C’est moi ou c’est un gamin ? Il a l’air carrément plus jeune que moi et il est proprio d’un resto ? Impressionnant. Ouais, bizarrement, j’ai pas pris le temps de faire plus de recherches que ça à son propos, j’ai voulu faire ça à l’ancienne. Je me relève et je lui tends la main en retour pour la serrer, lui décochant mon plus beau sourire, celui qui marche à tous les coups. « Bonjour Monsieur Weatherby. » J’ai une petite grimace mais le regard toujours pétillant alors que je continue, d’un ton joyeux. « Mais c’est Sasha, pas Sarah. J’espère que je n’ai pas fait une coquille sur mon CV, ça ferait désordre dès le début de l’entretien. » Je suis à peu près sure que non, d’où mon ton tranquille.

Je le suis, regardant autour de moi avec curiosité. Et je m’installe en face de lui, bien droite alors qu’une mèche folle s’échappe de mon chignon savamment travaillé pour l’occasion. Enfin, je me démonte pas et je continue de le fixer, attendant de voir par quoi il va commencer. Les questions habituelles je suppose, sur ce que je fais là, mes antécédents professionnels et tout. J’ai même pas menti sur mon CV, à noter tout de même, ayant cumulé les boulot dans les restos et assimilés depuis que je suis à Europolis. Ca permet de rester un peu sociable et de pas m’enfermer totalement dans ma bulle.

Je ne prévoyais pas de faire passer un grand nombre d'entretiens. Je prenais un CV après l'autre. Si la jeune femme me convenait je ne verrai personne d'autre, ça compliquerait mon choix et ma décision. Si elle ne convenait pas, je préviendrai une autre personne et je la rencontrerai. Sasha Pachkov était la quatrième que je rencontrais, les trois premiers n'avaient pas fait l'affaire en dépit de leur CV et lettres de motivation. Je me fiais plus à mon contact avec eux. Si le Coquelicot était connu pour être un restaurant offrant des plats gastronomiques et soignés, je ne voulais pas d'un service pincé et coincé. Je voulais de serveurs sachant s'adapter à leur clientèle, des serveurs capables de savoir s'ils peuvent jouer la carte chaleureuse presque amicale ou rester extrêmement professionnels. Cela requiert de l'expérience. Cela voulait dire que je gardais les profils avec le moins d'expérience pour la fin, c'était injuste mais c'était ainsi. J'avais reçu 19 CV pour une seule et unique place de serveur dans le restaurant. Si je pouvais m'épargner de faire passer tous les entretiens, cela m'arrangeait, il ne restait maintenant qu'à espérer que mademoiselle Pachkov ferait l'affaire.

N'ayant passé jusque là qu'un seul et unique entretien d'embauche qui n'avait comporté qu'une seule question "Tu as vraiment envie de bosser quitte à faire des heures de fou ?" je n'avais aucune idée du déroulement classique d'un entretien alors j'improvisais au fur et à mesure. Ce n'était pas mon premier entretien, j'en avais fait passer plusieurs pour le recrutement du restaurant mais en règle général, je continuais d'improviser mes entretiens. Ca serait le cas avec la jeune femme et je commençais de suite par écorcher son prénom pour voir si elle allait me corriger ce qu'elle ne manque pas de faire. Ca pouvait sembler un détail mais qu'elle me reprenne montrait qu'elle n'était pas prête à tout accepter pour avoir ce boulot et si cela pouvait sembler une déduction stupide ou inutile, elle avait son importance pour moi. Je croyais sincèrement que le client est roi mais pas un dictateur absolu, je ne voulais pas que mes serveurs se laissent faire et dire tout et n'importe quoi. Je reporte mon regard sur son CV, feignant de contrôler ma propre erreur ou la sienne alors que je sais parfaitement qu'elle ne s'est pas trompée.

« Non, c'est effectivement Sasha que vous avez écrit. C'est une erreur de ma part. »

Elle a même fait un trait d'humour ce qui me plait également, ça me rassure sur sa capacité à avoir un bon contact avec les clients. Je ne sais pas à quoi elle s'attendait dans cet entretien mais je doutais que ça soit un entretien tel que j'avais l'habitude de le mener. Son tailleur n'entre pas vraiment dans le cadre du restaurant, en revanche j'aime beaucoup son chignon qui lui donne un air sérieux sans tomber dans l'excès.

« J'ai vu que vous avez cumulé beaucoup d'expériences différentes, c'est un profil que j'aime beaucoup. »

Oui car elle avait vu des clients de différents milieux, elle avait servi dans des établissements aussi divers que variés. Elle savait donc servir différents profils de clients, elle s'adapterait facilement par conséquent, enfin je suppose.

« Quand des clients viennent ici, j'aime qu'ils aient un serveur qui s'adapte à eux, qui soit capable de se mettre à leur niveau. Pour les clients exigeants et stricts, un serveur professionnel d'un grand sérieux, pour les clients plus légers qui viennent passer une bonne soirée un serveur capable d'un trait d'humour pour agrémenter l'ambiance. C'est pour ça que j'aime vos nombreuses expériences. »

Je fais glisser un calepin et un stylo vers elle, me levant en abandonnant ma chaise et l'invitant à faire de même d'un petit signe de main.

« Vous allez m'accueillir comme un client, puis prendre ma commande comme vous le feriez normalement avant de servir boisson et plat. Je ne sais pas comment se passe habituellement un entretien mais je préfère cette façon de faire. »

Je rejoins alors la porte, la passant dans un sens, puis l'autre, m'aventurant d'un pas ou deux vers le petit pupitre dans l'entrée où Sasha m'accueille. Le ton que j'emploie est strict, plutôt fermé, un peu dur.

« Je souhaiterai une table pour une personne. »

Bon, peut-être que j’en ai un peu trop fait pour cet entretien. Mais je sais que les gens aiment pas quand on est pas propre sur soi et je préfère en faire trop que pas assez. J’ose pas imaginer la tête qu’il aurait fait si j’avais débarqué en jeans-baskets, chewing-gum en bouche et j’en passe. Je me retiens de glousser à cette image même si, pour le coup, mon regard se fait pétillant à imaginer la dégaine que j’aurais vu le cadre autour de nous.

Alors, forcément, mon sourire apparait spontanément, notamment quand il remarque l’erreur. J’espère que mon léger accent russe ne le dérange pas, ça n’a pas l’air en tout cas. Vu que certains ont tendance à se braquer dès qu’ils l’entendent, je me méfie toujours un peu. « C’est bien de reconnaître ses erreurs. C’est… appréciable. » Sourire un peu plus large alors que je me dis qu’il doit donc pas être trop du genre à pourrir les gens si c’est lui a déconné donc.

Je me retiens une nouvelle fois de souffler dans la mèche folle qui continue de s’échapper de mon chignon alors que je reprends, me faisant un brin plus sérieuse. « J’aime bien la diversité. » Et éviter qu’on devine qui je suis vraiment, d’où les changements de boulot. « Mais les gens ont tendance à trouver ça inquiétant que j’ai eu différents emplois. C’est pas votre cas ? » Je me fais un peu curieuse, j’avoue et, quand il reprend, je l’écoute avec attention. Il explique le pourquoi du comment donc. Ma foi, ça se tient quand on y réfléchit un peu et pour le coup, ce qui passe souvent pour un handicap pour certains s’avère être un avantage pour lui. C’est cool donc.

Je me demande vaguement si je peux poser des questions ou si ça doit attendre qu’il ait fini sa partie de l’entretien, mais j’ai pas trop le temps de me questionner qu’il embraie sur une espèce d’exercice pratique donc. Original comme méthode. Inattendu même. Heureusement que j’ai pas mis de talons hauts pour frimer, j’aurais été capable de me casser la gueule au bout de deux mètres. J’attrape le calepin et le stylo, plus pour la forme qu’autre chose, étant tout à fait capable de me souvenir d’une commande basique, surtout pour une personne. « Très bien, je vous suis. »

Et, quand on se retrouve tous les deux dans l’entrée, j’ai du mal à réprimer le léger sourire qui me vient quand il change brusquement de ton. Mon regard pétille en croisant le sien l’espace d’un instant mais je toussote, lissant ma jupe, avant de me fondre tant bien que mal dans la peau du personnage attendu. Jouer la comédie, c’est dans mes cordes non ? Et c’est d’une voix bien plus douce que je reprends la parole, pas très haute non plus, comme pour éviter celui qui semble être un homme d’affaires ou assimilé bien trop occupé, aux pensée bien trop chargées pour que ma voix le dérange. « Bonjour monsieur, je vous laisse me suivre. » Un bref coup d’œil à la salle m’aide à repérer une table un peu à l’écart. Parfaite pour être tranquille mais pour observer les gens s’il le souhaite. Et je sais que ma démarche attire souvent le regard, quand je suis en jupe hein, quand j’ai mon vieux baggy autant dire que je passe limite pour la clodo du coin, surtout les mecs. Encore plus les hommes d’affaires qui aiment croire que tout leur appartient. Pourtant je reste sage, me contentant de marcher d’un pas tranquille jusqu’à la table que je lui désigne, tirant légèrement la chaise en arrière pour qu’il s’installe. J’ai une vague pensée pour mon ancien boulot où je me serais pris une main au cul mais j’ai un sourire poli alors que je lui tends la carte que j’ai récupérée au vol. « Est-ce que je vous sers un apéritif pendant que vous choisissez ? » Voilà, je me suis pas trop foirée je pense. J’ai un regard en direction des ardoises. Pas de plat du jour visiblement. Donc ça devrait le faire.

J’avoue, plus les secondes passent, plus cet entretien me laisse perplexe. Pas que ça me déplaise hein, j’aime bien quand ça change de l’ordinaire. Mais déjà, je me demande si du nez lui sortirait du nez si on appuie dessus tellement il a l’air jeune et, en plus, je trouve qu’il a l’air beaucoup trop sûr de lui. Pour un peu, ce serait hyper déstabilisant. J’arrive à m’en sortir. Je suppose. Sinon il m’aurait probablement déjà montré la sortie. Il me donne pas trop l’impression d’être un type qui aime perdre son temps. Ou alors, il cache vachement bien son jeu.

Je continue de l’observer curieuse, oubliant presque, l’espace d’une seconde, que c’est à moi de faire bonne impression et pas le contraire. Mais bon, quelque part, faut aussi qu’il me plaise non ? Si c’est pour avoir envie de mettre une tête à mon patron dès que je le vois, autant ne pas accepter le boulot. Donc ouais, d’une certaine façon, je dois aussi décider de si j’ai envie de bosser ou pas avec lui. Et pour le moment, je dirais que oui. Première impression, ce genre de conneries. Bref, ça démarre bien. J’ai quand même un regard surpris à ses propos et je penche la tête sur le côté, le regard amusé. « Sérieux ? Enfin, remarquez, ça m’étonne pas. C’est fréquent, les gens qui ne savent pas quoi faire de leur vie, comment se fixer. C’est difficile de trouver sa place, d’avoir le sentiment de faire un boulot un tant soit peu utile, surtout dans cette ville. » Je me suis faite plus sérieuse, sans même m’en rendre compte. Et je secoue la tête, retrouvant aussi rapidement mon sourire qu’il a pu disparaître. Je suis là pour faire bonne impression, pas pour passer pour la dépressive de service.

Et je joue le jeu, alors qu’il se fait passer pour un client. Un petit sourire, juste ce qu’il faut vu qu’il a décidé de jouer au mec de mauvaise humeur. Mais, ma foi, j’ai déjà vu bien pire. Je garde le sourire alors que notre petit échange continue et, à sa question un peu abrupte, je souffle, du même ton poli et enjoué mais pas trop. « Je suis nouvelle en effet. Et c’est appréciable de voir quelqu’un qui prend le temps de reconnaître les serveuses en tout cas. Avec ou sans glaçons pour le coca monsieur ? »

Je jette un bref regard en direction de la cuisine, repérant mentalement le meilleur trajet pour éviter de trop slalomer entre les tables. C’est toujours mieux pour éviter de se vautrer et j’aimerais autant continuer à donner l’impression que je sais ce que je fais. Enfin, je sais, en général, après tout, je suis serveuse depuis des années maintenant, quand bien même c’est loin d’être ma principale source de revenus.

Je m’approche du passe-plat et je penche la tête, griffonnant avec application le plat demandé que je glisse sous l’une des pinces vides. Un des cuisiniers encore en train de travailler me fait un clin d’oeil et me donne un plat vide. Je le remercie avec un sourire. Tout a l’air de rouler mais, pour le moment, j’attends encore et toujours le couac qui, au final, n’a pas vraiment l’air de vouloir venir. Je vais pas m’en plaindre, j’avoue et je finis par déposer un verre et une assiette devant mon futur patron-client du moment. Avec un sourire. Evidemment.

C’est marrant, je m’attendais pas du tout à ce genre d’entretien. Ni à ce genre de patron en fait, y a peut-être un lien du coup. Et je continue de l’observer avec curiosité, à l’écouter avec une attention inhabituelle alors que je finis par souffler des propos que je n’aurais peut-être pas eus dans un entretien d’embauche un peu plus normal. Pour autant, je suis étonnée qu’il me réponde et qu’il semble le faire avec la même franchise que moi. Et j’ai une ombre de sourire alors que je souffle, dans un murmure pensif. « Pourtant, Europolis n’est pas supposé être l’endroit où tout est possible justement ? » Simple question de rhétorique, on sait tous, une fois qu’on a passé un peu de temps ici, que c’est pas vraiment le cas. Pas du tout même.

Enfin, en attendant j’ai un entretien à continuer. Et je crois que je me débrouille pas trop mal au final. Je joue le jeu, lui aussi et au final, on trouve un certain équilibre. La salle me plaît, le cuisinier a l’air sympa et je me sens bien mieux que dans les autres endroits où j’ai pu bosser, sans bien savoir pourquoi. Et, au final, je m’installe devant lui avec un bref sourire, le fixant, curieuse. A ses propos, je tourne la tête vers le cuisinier et j’agite la main vers lui en remerciement, avant de reporter mon attention sur mon futur patron. Enfin, de l’impression que j’en ai vu que ça a plutôt l’air de bien se passer donc.

Et en effet, il me propose de commencer dès que possible, me détaillant ce que j’ai pu oublier durant notre… entretien. Ouais, on va continuer de l’appeler comme ça, même si c’était un peu improbable quand même. « Je prends bonne note de la remarque. C’est vrai qu’en plein service, vaut mieux énoncer les plats clairement, sinon ça va être le bazar en cuisine. » Et j’hésite un instant quand il me demande si j’ai des questions. Est-ce que je continue de jouer le jeu ? Est-ce que je me fais honnête ? Entre les deux. J’avoue, toutes les options ont leurs avantages et leurs inconvénients. Du coup, je sais pas trop quoi faire. Mais je finis par prendre une grande inspiration et par hocher la tête. « J’en ai quelques unes oui. Pas forcément directement liées au service, aux horaires ou autre… » On va pas trop en balancer d’un coup, ça ferait désordre, mais au moins, me faire une première impression de mon côté. « Vous avez bien vu à mon nom que je ne suis pas très… occidentale. Vous savez que les gens n’apprécient pas forcément le contact avec les gens d’origine russe. Vous avez pas peur que ça pose problème ? » Et j’ai une ombre de sourire alors que je reprends, un peu plus sure de moi. « Et … vous avez pas peur que j’ai juste joué le jeu pour l’entretien ? » J’imagine qu’il doit se fier à son instinct mais j’avoue, je suis curieuse. Peut-être que je ne devrais pas, que je devrais me contenter de prendre le job, de sourire et de rentrer chez moi. Mais, fondamentalement, j’en ai pas besoin de ce boulot. Si ce n’est pour me changer les idées, pour éviter de trop me prendre la tête sur tout ce qui tourne pas rond dans ma vie en ce moment. Bon et me faire du fric honnêtement, c’est pas mal aussi, j’avoue. Genre, pour la conscience ou une connerie du genre.

Bon, si toute cette histoire d’essai pendant l’entretien est un peu bizarre… ou d’entretien-essai, allez savoir comment s’appelle ce truc au final, je me sens plus à l’aise que je l’aurais cru. Pas de perte de temps en blabla, à essayer de le convaincre par A + B que je sais faire mon boulot. Là il le voit, plus ou moins certes, mais au moins, on a gagné un peu de temps. Je me suis pas emmêlé les pinceaux, je me suis pas vautrée avec des assiettes plein les mains. Bref, j’ai l’air de savoir ce que je fais. Après, rien ne dit que ça va bien se passer, j’en suis bien consciente. Mais au moins, c’est un bon début.

Et il a l’air intéressant comme type en plus. J’ai un sourire à ses propos, avant de hausser brièvement les épaules. « Vous pensez qu’on en arrivera là aussi ? A la guerre civile ? Non pas que la ville en ait besoin hein, bien au contraire. Mais ça pourrait finir comme ça ? » Je sais pas si je supporterais de me retrouver de nouveau entre deux feux. Si c’est pas le paradis, au moins j’ai un pseudo sentiment de sécurité quand je me balade dans la rue, j’ai pas trop peur de me prendre une balle perdue. Pas trop quoi. Même si je sais que ça pourrait arriver.

C’est marrant en tout cas, de passer d’un sujet à l’autre. Il m’explique ce qui n’allait pas dans mon essai et je hoche la tête, notant mentalement qu’au final, j’ai l’air de m’être bien débrouillée à ses yeux. Ce qui est plutôt cool. Nouvel appart, nouveau boulot, nouvelle vie quoi. Un truc du genre. Faudrait être sacrément naïve pour croire que ça va suffire mais, au moins, je tente ma chance. Alors j’ai un sourire à l’attention de mon possible futur patron, le fixant avec une certaine curiosité. « Et ça évite les prises de tête inutiles en plein milieu d’un service surtout. » Ca le fait moyen un cuisiner qui pète un câble parce qu’on a pas annoncé correctement les choses, surtout que là, tout le monde pourra assister au spectacle.

Et je me fais amusée quand il continue, sans bien savoir s’il pense vraiment ce qu’il dit, s’il est vraiment plein de ces bons principes que plus personne n’a ou presque, s’il n’a pas conscience de l’effet que peut avoir un accent russe sur les gens ou s’il y a encore autre chose. Dans le doute, je vais attendre de voir comment ça se passe donc. Mais je laisse filer, d’une voix plus douce. « Tout le monde ne pense pas comme vous. Les russes sont souvent mal vus dans le coin. Et je préfère ne pas … rapporter ce genre de choses. Je me débrouille en général pour faire passer la pilule. Mais je voulais être honnête avec vous sur ce point. Que ça me revienne pas d’une façon ou d’une autre. » Bon, je suis pas hyper sûre des expressions pour le coup mais on va dire que ça passe.

Mon regard se fait pétillant d’amusement quand il parle du cuisiner, même si je souffle, tout aussi sérieuse que lui. « On parle pas assez des méfaits des feuilles sur les collègues, faut pas croire. » Je suis contente de voir qu’il a l’air d’être doté d’un minimum d’humour. Même si je suis plus branchée ironie et trucs dans le genre, c’est toujours mieux qu’un patron qui fait constamment la gueule à longueur de temps. Enfin, après, c’est peut-être comme je l’ai dit aussi pour moi. Il fait peut-être bonne impression pour que j’ai envie de bosser pour lui et il est pas du tout comme ça en vrai. Si c’est le cas, je serais rapidement fixée de toute façon. « Ca me parait … mmmh… équitable ? Juste ? Enfin, ça me parait bien comme façon de fonctionner. J’ai envie de m’investir, je l’ai toujours fait dans tous mes emplois, pas de raisons que ça change aujourd’hui non » Sauf si je dois encore disparaitre du jour au lendemain, mais on va éviter de lui donner ce genre de détails hein, ça ferait désordre.