Le temps défilait comme en accéléré, donnant la vague impression qu'un spectateur géant appuyait sur l'avance rapide de la télécommande tandis qu'il espionnait ce qui se passait dans le starbuck. Ce n'était pas plus mal, parce que Sera avait l'impression qu'elle allait finir plus vite, mais parallèlement son taux de fatigue grimpait aussi vite que les aiguilles de l'horloge tournaient. Les prénoms qu'elle écrivait sur les gobelets ne ressemblaient plus à rien tellement elle avait mal au poignet d'écrire sur un support qui n'était pas stable et elle devait en être à son 73ème Kevin, à sa 84ème Brenda, et elle avait fais le tour de tous les dérivés de pseudonymes stupidement modernes dont les consonnes n'auraient jamais dû se rencontrer. Un petit mot du manager se glissa dans l'équipe, Sera termina son dernier café et échangea sa place avec sa collègue pour passer à la caisse. Elle se retrouva face à un homme grand, à la couleur de peau rosée par une potentielle bonne santé pourtant contrariée par des cernes trahissant un certain manque de sommeil. Et vraisemblablement il ne passait pas assez de temps chez le coiffeur ou le barbier. Et pourtant, il avait son charme. C'était la première fois que Sera rencontrait Malphas et elle ne se doutait pas qu'ils allaient se recroiser. Mais alors qu'elle essayait de deviner quel prénom allait avec ce visage dur et sévère, petit jeu personnel pour faire passer le temps, il ouvrit la bouche pour passer commander. Une voix qui allait bien avec son physique. Imposante, autoritaire. Rien que pour ça, Sera savait qu'il n'était pas le genre de personne avec qui elle aimerait parler. Et encore, elle ne savait pas encore à quel point son apparence allait lui porter préjudice auprès du pseudo-nazi. Alors elle se redressa un peu lorsqu'il arriva devant elle, plantant ses yeux foncés dans ceux de l'homme, et lui offrit le même sourire qu'à tous les clients qu'elle présumait chiants. "Bonjour. Vous avez décidé ?" demanda-t-elle en attrapant un feutre noir d'une main.

Le marketing exigeait des choses d'un ridicule tel que Saoirse ne faisait aucun effort pour se calquer sur la marque de café rendue célèbre par NCIS. Le nombre de Starbuck avait explosé lors des premières saisons de la série et, depuis, il continuait de s'installer un peu partout sur le globe. Tout le monde voulait son verre en papier avec son nom écrit dessus, comme si ce truc allait servir à ajouter un petit quelque chose à la décoration alors qu'il était évident qu'il allait finir à la poubelle deux jours plus tard. Les noms des produits étaient aussi destinés à répéter "je suis original" dans la tête du client alors qu'il ne s'agissait que d'un voile de fumée. L'espèce de mode sur les noms italiens ne valait pas grand chose et si les collègues de Sera offraient de grands sourires aux clients en les reprenant sur les bonnes interpellations écrites sur les tableaux d'affichage, la jeune Nearim ne se fatiguait pas. Elle ne posait pas de question, mettait automatiquement du moyen lorsqu'on ne lui précisait pas la taille et tant pis si les clients n'étaient pas contents. Ils n'avaient qu'à mieux lire les affiches et prendre leur commande correctement.

- "Un gâteau aux cookies et à la crème glacé, un Caffè Mocha et des pancakes." Les doigts de Sera tapèrent rapidement sur la caisse en face d'elle, enregistrant la commande de Malphas à mesure qu'il lui en donnait les détails. Elle attrapa un gobelet pour noter le prénom du grand gaillaird - "Malphas. Avec un ph.", avec un ph donc, et le tendit à une blonde derrière elle. "Un Mocha, Danny !" La nana qui s'occupait des café attrapa le gobelet pour commencer à sortir le café, tandis que Sera faisait régler à Malphas sa note. Elle prépara ensuite un plateau avec les pancakes et le gâteau aux cookies et le passa à Danny pour qu'elle termine la commande. Juste après, elle passa à une autre cliente. Et sa rencontre avec Malphas aurait pu s'arrêter là si les choses n'avaient pas dégénéré quelques secondes à peine après leur court échange.

Les commandes s'enchaînaient mais ne se ressemblaient pas. La hype de cette grande chaîne de café avait poussé les commerciaux à inventer de plus en plus de recettes dites originales, autant de mélanges qu'on pouvait mettre dans des cafés du moment que les couleurs allaient bien ensemble. Sera était tellement plongée dans ses commandes qu'elle relevait à peine la tête lorsqu'elle se retrouvait face à un autre client. Tout devait aller très vite, la politesse comme les règlements, et les sourires étaient optionnels. Un client mignon ou une cliente toute douce à la limite y avaient droit, les autres voyaient à peine les yeux de Sera. Mais lorsqu'elle entendit sa collègue qui préparait les cafés lâcher un cri, s'extirpa de sa torpeur. Elle tourna la tête vers elle et suivit son regard effrayé. Devant elles, deux hommes armés les braquaient et Sera sentit son coeur rater un bond. Elle leva les mains en l'air, les examinant du regard alors que les clients s'affolaient et se regroupaient automatiquement comme un tas de moutons prêt à se faire dégommer au lance-roquette. "Sérieux les gars ? Y a la BCE juste en face et vous venez braquer un starbuck ?" L'un des gars la regarda de travers et pointa son arme spécifiquement sur elle, ce qui fit qu'elle leva un peu plus ses mains. "Ferme ta gueule et vide la caisse !" Un soupire s'échappa de ses lèvres et elle s'exécuta, ouvrant le tiroir caisse. Sa collègue blonde s'approcha, presque outrée. "Tu vas pas leur donner... ?" chuchota-t-elle. "Eh, c'est pas mon argent, tu fais ce que tu veux mais moi je risque pas ma vie pour un job étudiant payé au lance-pierre." Elle sortit quelques liasses de billets, des pièces, le tout atteignant bien les 500 euros, et elle vida le tout dans un sac que lui tendait l'un des braqueurs. "Ok, je veux tout le monde en file indienne, on va vous alléger de tout vos bijoux et de vos porte-monnaies, plus vite que ça !" L'attention s'était déportée sur le groupe de clients et Sera jeta un coup d'oeil rapide vers la petite pièce à côté du comptoir. Elle avait laissé son portable dans la cuisine, évidemment, et elle comptait bien l'atteindre pour appeler la police. La blonde qui lui servait de collègue écarquilla les yeux en comprenant et ouvrit la bouche pour protester, mais Sera lui lança un regard si noir qu'elle la referma aussitôt. L'israélienne se baissa doucement, se déplaçant à genoux pour rejoindre la fameuse petite pièce. L'un d'eux était occupé à braquer les pauvres clients et l'autre surveillait la porte, elle ne risquait rien normalement. Arrivée devant la porte, Sera resta à terre et leva la main sur la poignée. Plus maligne qu'elle en avait l'air, sa collègue se plaça devant elle, toujours les mains en l'air, comme pour la cacher. Sera en profita pour appuyer sur la vieille poignée rouillée, mais étrangement aucun son n'en sortit, et pour cause. Elle utilisait son pouvoir pour le faire disparaître, et c'est grâce à ça qu'elle rentra silencieusement dans la cuisine. La pièce était relativement petite, elle comportait un four et un frigo, une table de travail, une hotte pour la chaleur, mais aucune fenêtre. Il y avait une autre porte de l'autre côté qui menait vers les toilettes du café, mais ça ne l'aiderait en rien. Elle referma la porte derrière elle toujours en silence et se précipita vers son téléphone pour le déverrouiller. Pas de réseau. "Merde, merde, merde... Allez..." Soudain, la porte dans son dos s'ouvrit et elle se tourna d'un bond, mettant automatiquement son téléphone dans son dos. Mais l'homme qui venait de rentrer n'était pas un braqueur. C'était un client et elle l'avait servi il y avait tellement peu de temps qu'elle se souvenait encore de son nom.

Silence complet pendant quelques secondes. Le géant qui se trouve devant elle tétanise Sera, jusqu'à ce que son cerveau s'active et lui renvoie à la figure les images de sa première rencontre avec cet homme. Pendant une seconde, elle lui en veut d'être venu se planquer ici. Et si les braqueurs l'avaient vu ? Suivi ? Mais force est de constater que personne ne vient défoncer la porte de leur cachette. A la place, le type vient près d'elle et sort également son téléphone pour tenter de chercher du réseau, en vain évidemment. Le réseau est déjà catastrophique à l'intérieur du café, au moins autant que la WiFi qu'ils proposent, alors au fin fond d'une cuisine sans fenêtres il ne fallait s'attendre à aucun miracle. Sera en profite pour examiner l'homme du regard, une fois de plus. A première vue on dirait un combattant de guerre, elle est même assez surprise qu'il se planque. Il a plus la gueule du héros que de la victime. Quoi que son regard est carrément flippant tellement il est profond et froid. Au moins autant que sa voix. - "Si tu-as un talent extraordinaire, ou quelque chose d'utile, dis-le maintenant." Grand silence tandis qu'elle bloque sur le regard de Malphas, qui aurait pu laisser croire pendant une seconde que l'ordre de l'homme a un quelconque impact sur elle, puis Sera laisse échapper un petit soupire à moitié rieur. "Est-ce que j'ai l'air d'une Totally Spies ?" répond-elle sans cacher sa moquerie, mais sans élever la voix. Faudrait pas non plus qu'on l'entende.

Son regard abandonne celui de Rambo pour se promener sur la cuisine et soudain une idée lui vient. Elle abandonne son téléphone par terre et fouille son sac pour en sortir du papier à rouler et un peu d'herbe qui n'est clairement pas du tabac ordinaire. Rapidement, avec une dextérité qui trahit son habitude, la jeune femme roule le joint qu'elle allume ensuite à l'aide d'un briquet et qu'elle cale entre ses lèvres. Elle monte ensuite sur la table, à côté du four, et commence à tirer dessus et à recracher la fumée sur un discret détecteur de fumée à moitié caché par la hotte du four. Mais après quelques taffes qui ne fonctionnent pas, elle fronce les sourcils et tend le bras pour tapoter le détecteur, qui grésille mais ne réagit pas. La voilà qui ronchonne, le joint entre les lèvres. "Saleté de matériel de merde..." Autant la dernière fois elle avait été bien contente que les enceintes soient pourries, elle avait pu les faire péter pour que le son complètement assourdissant de son manager ne lui casse plus les oreilles, autant là elle aurait vraiment aimé qu'ils aient du bon matériel. Alors, oubliant complètement la présence de Rambo, elle pose complètement la main sur le détecteur de fumée et force pour puiser dans ses ressources et tenter de faire péter le son strident, à défaut d'avoir une alarme dans la cuisine.

Succès ► Le détecteur de fumée étant relié au réseau de sécurité du centre commercial, le bruit éclate d'un seul coup dans tout le café. Surprise, Sera s'accroupit sur la table en posant ses mains sur ses oreilles, la bouche grimaçante. Et merde, elle l'avait prévu pourtant. Presque aussitôt après, elle descend de la table et revient près de l'homme à qui elle désigne la porte. Le son est clairement trop fort pour qu'il puisse l'entendre si elle parle, alors à la place elle fait des gestes de la main assez clairs pour qu'il comprenne qu'elle veut que ça soit lui qui vérifie ce qui se passe dans le café. Elle a fait le plus gros du boulot, à son tour maintenant.

Échec ► Le grésillement se fait un peu plus fort, puis il y a comme un court-circuit et Sera retire sa main à vitesse grand V avant de recevoir une décharge. "Merde..." Elle baisse les yeux vers Malphas et hausse les épaules d'un air désolé. "Une autre idée ?" Elle pourrait bien tenter de déclencher la véritable alarme, mais pour ça il faudrait qu'elle retourne dans la pièce principale et qu'elle l'ait dans sa vision. Et c'est hors de question qu'elle risque de se prendre une balle en pleine tête pour quelques billets et bijoux de gens qu'elle ne connait même pas. Comme elle l'a dis plus tôt, elle n'est pas une Totally Spies.

Première tentative ratée, et l'homme qui était coincé avec elle dans la cuisine ne semblait pas briller par son inventivité. Il avait l'air parfaitement calme, comme si il était détaché de la situation, et Sera ne comprenait pas qu'on puisse être aussi paisible dans un moment pareil. Indubitablement, il lui manquait une case, ou quelque chose dans le genre. Même avec la dose d'herbe qu'elle fumait par jour, Sera n'était pas aussi léthargique. - "Si j'avais eu du matériel adéquat sur moi, j'aurais pu le réparer... Mais il va falloir trouver autre chose.... J'ai bien un flingue, mais si je tire, je vais me faire chopper par les flics. Il n'y a pas de poste de sécurité dans la boutique ? Ou un endroit avec les vidéo de surveillance, ou juste un PC ?" Pendant quelques secondes, Sera se contenta de le fixer sans rien dire. Elle avait bien conscience qu'elle était supposée répondre quelque chose, lui donner un indice, le guider, il attendait quelque chose. Mais elle avait bloqué sur un segment du dialogue qui la laissait perplexe. Perplexe, mais avec de nouvelles idées en tête. Si l'énonciation d'une arme mortelle sur lui aurait pu effrayer n'importe qui de normal, ce n'était pas le cas de Sera. Fille de militaire et habituée à la loi on ne peut plus souple du port d'arme en Israël, elle était habituée à en voir et à en utiliser. A tort, puisqu'elle habitait maintenant à Europolis, elle jugea que c'était normal. "Ils sont deux, et tu es seul. En plus ce sont juste des voleurs, on va pas les abattre comme des chiens." protesta-t-elle. D'un mouvement agile, elle quitte son perchoir pour retourner sur le sol et croisa les bras sur sa poitrine. "Y a pas d'autres salles. Y a plus qu'à attendre..." Nonchalamment, elle s'appuya contre un plan de travail sur lequel était posée une pile d'assiettes propres dont l'équilibre était aussi précaire que la stabilité psychologique de Sera. Elle ne s'était pas appuyée fort contre le meuble, elle avait juste appuyé ses fesses contre ce dernier, et pourtant l'équilibre céda à la gravitation qui fit basculer la pile vers le sol. Pendant une fraction de secondes, le coeur de Sera arrêta de battre, son souffle se coupa. Par réflexe, ses mains se tendirent vers les assiettes, comme pour les rattraper, ce qui était concrètement impossible excepté pour une pieuvre à huit bras.

Succès ► Les pupilles de la jeune femme se dilatèrent, à peine un millième de seconde, et lorsque les assiettes s'écrasèrent au sol pour éclater en mille morceaux, ce fut avec le même fracas qu'une balle en mousse qui aurait rebondit un oreiller. Les morceaux de verres s'éparpillèrent partout, formant un volcan blanc sans éruption dont la base était maladroitement empilée et dont les coulures avaient parfois glissé jusqu'en dessous des meubles.

Échec ► Bien trop sous l'emprise de son corps humain et de ses réflexes tout aussi normaux, Sera ne pensa pas à utiliser ses pouvoirs. Ce qu'elle cherchait à faire était bien plus spontané, et elle s'écrasa à moitié par terre en rattrapant un maximum d'assiettes au passage mais n'empêcha pas trois ou quatre des leurs de s'éclater au sol et de se briser en plusieurs morceaux. Le bruit avait été significatif, traître. Normalement la cuisine était plutôt bien isolée, mais elle n'était pas sûre qu'elle le soit assez pour prévenir ce genre de fracas.

Sera ouvrit alors la bouche, relâchant le souffle qu'elle retenait prisonnier depuis un moment pour reprendre une bouffée d'air frais. Sans oser reposer les yeux sur Malphas, de peur d'y lire un regard qui ne lui plairait pas, de la crainte ou de la colère, elle reposa en douceur ce qu'elle avait dans les bras, sur le sol, en faisant le moins de bruit possible. Elle savait plus vraiment où se foutre après ça et était à court d'idées.