« L’humanité se compose de plus de morts que de vivants. »
Iakoutsk, octobre 2030
Je n’aime pas l’orphelinat. Je n’aime pas les gens qui viennent, qui partent ; les gosses qui viennent, qui partent eux aussi. Ce sont les plus gentils qui partent les premiers, ce sont ceux qui ne me ressemblent pas qui partent les premiers. A chaque fois c’est la même chose. Tous les mois, c’est la même chose. On nous force à porter une chemise et un pantalon qui gratte, on nous oblige à nous laver, à nous tenir correctement. A nous tenir bien, debout, au garde à vous dans la cour même quand il neige, même quand il fait froid.
Tenez vous bien, pas de grimace, ne mords pas ton voisin, ne pousse pas dans la boue les plus petits. Même les punis sont obligés de sortir de l’isoloir pour se tenir droits, les mains plaquées contre les cuisses. Ils n’ont juste pas le droit au pull. Je n’ai jamais droit au pull. Et c’est à ce moment-là qu’ils viennent. On chante l’hymne russe, on fait des petites démonstrations de gymnastique, de chant, que des trucs de nuls, et y’en a qui vont dans la salle commune, celle qui est chauffée, avec les adultes pour discuter. Et parfois qu’il y en a même qui sont adoptés. Les plus gentils, les plus propres, les plus mignons. Jamais moi.
Je n’aime pas l’orphelinat, j’aime pas non plus les premier dimanche du mois. Et plus ça va, moins je les aime.
Je suis en chemise, il neige, il fait froid, très froid. J’ai la lèvre fendue, un oeil au beurre noir, j’ai volé du pain au village et j’ai fait tomber le boucher dans la Léna gelée parce qu’il essayait de m’arrêter. Bien fait pour lui, j’ai pu courir sur la glace sans la briser, lui, il était trop gros pour me suivre. A l’orphelinat, ils ont pas aimé. Je sors tout juste de l’isoloir. J’ai froid, j’ai faim, j’ai mal partout, et je dois me tenir droit pour les gens qui viennent et qui me choisiront pas, qui me choisiront jamais.
Pas assez bien pour eux, teuh. J’ai envie de cracher comme j’ai vu les grands faire, mais on me pointe du doigt. Je ne comprends pas. Il faut qu’un des surveillants de l’orphelinat vienne me tirer par le bras pour que j’avance. Ils parlent vite, ils parlent le russe des gens éduqués, celui de Moscow, de
là-bas. On s’en fiche. Ils veulent bien de moi. Ils discutent. Me demandent de courir. De sauter. De montrer mes dents. On m’emmène dans la salle commune avec un autre, Boris, les autres rentrent dans les dortoirs.
« Je m’appelle Georg. » Je le regarde sans répondre.
« Est-ce que tu veux venir avec moi. » Je le regarde sans répondre, j’ai juste les sourcils froncés. Les gens ne donnent jamais sans attendre à recevoir un truc. Je sais ce que les gens veulent faire aux petits garçons.
« Est-ce que tu veux partir d’ici. » Je le regarde. Je regarde Boris, qui enfile déjà un manteau. Il a accepté. Si Boris a accepté, alors je ne peux pas être plus trouillard que lui.
« Oui. »Omsk, octobre 2033
« Andreï, stop ! » Il en est hors de question. Je n’arrête pas de frapper Vladimir, je refuse d’arrêter. Vladimir a trois ans de plus que moi, il est plus fort, plus lourd, peut-être plus méchant encore. Si je m’arrête maintenant, il n’hésitera pas à se venger, et même pire encore. On est tous pareils. On n’est pas une famille, on n’est pas un groupe soudé, on est rien d’autres qu’un amas de
freak incontrôlables. On nous apprend à nous battre, on nous apprend à tuer, à trahir, à mentir, à séduire, on nous apprend à survivre quand ils ne nous obligent pas à supporter un froid polaire, quand ils ne nous laissent pas complètement nus dans la neige, avant de nous balancer dans une fournaise, quand ils ne nous injectent pas des substances bizarres ; On est tous pareils : des tarés égoïstes : Piotr peut toujours s’amuser à me demander d’arrêter, il n’interviendra pas. Lui et Oleg me regardent frapper Vladimir, alors même qu’il a arrêté de bouger depuis longtemps mais n’interviennent pas. Parce qu’ils n’en voient pas l’intérêt, parce qu’on ne leur a pas appris à calmer les conflits, juste à les envenimer : on n’est pas une famille, on est les marionnettes de Georg. J’ai les poings ensanglantés. Son sang, le mien aussi. Il a volé ma couverture, j’ai voulu la récupérer.
Ca a dégénéré.
« Tu devrais arrêter. » Piotr essaye encore ? Je relève les yeux, je suis presque calmé, je peux m’intéresser à ce qu’il dit. Je me relève d'un bond.
Ils se sont tous écartés pour le laisser passer. Georg. Il n'est pas grand, il n'est pas imposant, il n'est même pas effrayant au premier regard, au regard d'un adulte. Mais je me redresse pour me mettre au garde-à-vous, les autres font de même. Parce que cet homme en blouse blanche est tout ce qu'on a. C'est notre univers. Notre unique repère. Le seul qui nous rassemble, qui nous pousserait à nous allier les uns aux autres pour le tuer, si on n’était pas trop occupé à nous battre pour avoir ses faveurs.
« Oleg, va réveiller Vladimir et amène-le à l'infirmerie. » Il n'a pas besoin de hausser le ton. Oleg obéit immédiatement. Je m’écarte de Vladimir. La colère retombe aussi brutalement qu’elle est venue, j’ai les muscles qui tremblent, j’ai l’impression de sortir la tête de l’eau, de me réveiller.
« Que s’est-il passé ici ? » Je fixe Georg. J’ai à nouveau que treize ans.
« Andreï a encore pété les plombs, monsieur. » Piotr répond pour moi. Mon coeur accélère brutalement, quand le regard de Georg se pose sur moi.
Encore. Les yeux de Piotr ricanent ce qu’on sait tous les deux : ce
encore ne peut pas jouer en ma faveur. Nous avons été sept adoptés, nous ne sommes plus que quatre cobayes. Les pires, les plus violents, les plus résistants, les plus teigneux.
« Ca fait cinq fois cette semaine. » J’ai le coeur qui s’emballe un peu plus, mais des excuses qui meurent dans la gorge : Georg déteste les excuses. Je serre le poing, les phalanges se craquèlent autour du sang qui commence déjà à sécher. Il me dévisage longuement, la fatigue commence à prendre le dessus. Finalement, il lâche
« Viens avec moi. » Je le suis en un mot.
On ne forme pas une famille, on n’est même pas amis, on refuse de s’attacher les uns aux autres. Mais dans certaines circonstances, on se soutient, on s’encourage. Les yeux de Piotr ont cessé de ricaner, il me donne une tape dans le dos pour me donner un peu de force. Devoir suivre Georg n’est jamais bon signe. Surtout à deux heures du matin.
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Je ne devrais plus en avoir peur. Je ne devrais plus avoir peur de tout ça, au bout de trois ans, et pourtant. Quand il me dit de m’installer sur le siège, de commencer à me préparer, de laisser mes veines saillantes pour une prise de sang et une injection, je commence à trembler. Je ne devrais plus avoir peur, ça fait trois ans que c’est notre routine. Mais ça ne fait qu’un an que la douleur est arrivée, de plus en plus marquée. Les sons sont devenus des hurlements, les lumières des rayons de soleil, les températures des extrêmes, les surfaces du papier de verre qu’on rape contre ma peau à chaque mouvement. Et à chaque injection ça empire. Je tremble.
« Andreï, ne m’oblige pas à me répéter. » Je m'assois, obéissant. Parce que je n’ai pas le choix, parce qu’il a une voix douce et que je sais qu’il ne supporte pas qu’on l’oblige à se répéter, ni même qu’on le déçoive. J’ai un mouvement de recul quand il attache mes poignets, quand il pose sur mon torse et ma tête différents électrodes avant de prendre ma tension.
« Pourquoi as-tu frappé Vladimir cette fois-ci ? » Sa question détourne mon attention de ma terreur grandissante.
« Il m’a pris ma couverture. J’étais en colère. » Georg ne réagit pas, continue d’installer toutes les machines. Normalement, c’est la routine du matin, ça, pas celle du soir. Il est plus de deux heures du matin, il n’y a pas les assistants habituels. Il y a quelque chose qui ne va pas.
« Et c’était une raison pour le tuer ? » J’ai les yeux paniqués. Pas par crainte d’avoir tué Vladimir, non, la mort est une réalité concrète, mais familière, inéluctable. Mais par crainte que la question de Georg cache un reproche ou une déception.
« Je ne sais pas ce qu'il s'est passé, il m'a énervé et j'ai vu rouge. C'est grave ? » Il s’immobilise, l’électrocardiogramme s’affole en même temps que moi.
« Ça s'est amplifié, n'est-ce pas ? » « Oui ». Je ne lui mens pas. Pourquoi lui mentirai-je ? Mon sang coule, va remplir des tubes, comme à chaque fois. Ça s'est amplifié. Au point qu'un rien m'irrite. Le moindre bruit, la moindre odeur. Le goutte à goutte du sang m’obsède et me rend fou.
« Fascinant. Un simple déclencheur suffit. » Je fronce les sourcils mais ma panique recule. Il retire la seringue de mon bras. L'échange contre une autre. Il m'a prélevé du sang, maintenant il va m’injecter autre chose. Je veux reculer, le siège et les liens à mes poignets m'en empêchent.
« Je suis puni ? » Il a un grand sourire qui se veut peut être rassurant mais qui me fait pire que peur.
« Non, bien au contraire, tu es mon préféré. Et mon petit prodige. »Omsk, mai 2035
J'attends dans le dortoir. Je suis épuisé de tout entendre, de tout voir, de tout sentir. Ça fait deux mois que ça n’empire plus. Ca fait deux mois aussi que Piotr est mort. Ca fait deux mois qu’on n’est plus que deux, et qu’on se bat dès qu’on peut. Je ne supporte pas Oleg, je ne supporte pas l’idée d’avoir un concurrent, je ne supporte plus grand chose et si j’étais déjà violent et impulsif avant, ça ne s’est pas arrangé. Ça s'est amplifié. Tout ce que Georg a à faire, c'est presser le bouton.
Je me lève de mon lit, fais un tour de la chambre. Six lits. Boris était l'un de mes repères, il n'a même pas atteint la phase deux. Première injection, il ne s'est pas réveillé. Je fixe les marques que Nikolaï s'amusait à faire dans le mur pour compter les jours. Lui, c'est l’hypothermie qu'il n'a pas supportée. Puis à côté, c’était le lit de Sevastian. C’est Vladimir qui l’a tué : Sev’ avait reçu de Georg la mission de blesser Vladimir dans son sommeil, il a échoué. C'est là qu'on s'est rendu compte que personne ne serait jamais là pour nous sauver la mise. Pas même Georg. Certainement pas lui. Ne compter que sur nous même. Ne faire confiance à personne. Les autres ne sont pas nos amis, ne sont pas nos alliés. Notre loyauté ne va qu’à une seule personne.
Je tourne en rond dans le dortoir. Ne faire confiance qu’à une personne, ne dépendre que d’une personne : ça fait malgré tout cinq ans que je vis sans interruption avec Oleg, avec les autres quand ils étaient encore là. Cinq ans que je n’ai jamais été réellement seul. Je n’aime pas être seul. Ca fait deux heures que je suis enfermé dans le dortoir, que j’ai fini ma séance avec Georg, deux heures que j’ai cette sensation de brasier dans mes veines depuis la dernière injection. Deux heures et…
Des bruits de pas. Mon ouïe trop sensible prend les devants, j’attrape la seule arme à laquelle on a le droit dans le dortoir : celle qu’on a volée. Pour ma part, c’est un couteau, de ceux équilibrés qu’on a dans la réserve, qui se glisse facilement dans une manche. Les pas s’accélèrent, je reconnais le rythme, le parfum, la respiration. Je reconnais une tension supplémentaire, aussi. Mes yeux se plissent. Je n’aime pas ça. La porte s’ouvre sur Georg, je me redresse par réflexe. Chien obéissant. Il ne me lance pas un regard. Oleg le suit.
« Faites vos sacs, dans cinq minutes vous êtes devant l’immeuble. » Il fait volte-face, n’attend aucune question, aucune protestation, juste qu’on s’exécute. Oleg est livide.
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Devant le bâtiment, pierre grise, immeuble délabré dans lequel j’ai passé cinq ans de ma vie, Georg nous attend. A côté de lui, deux filles sortent d’un véhicule. Même âge qu’Oleg et moi. Je plisse les yeux. Elles ont toutes les deux un sac du même type que les nôtres. Petit, pratique. Faire ses bagages, c’est anticiper, j’ai volé ce que je pouvais dans la réserve, Oleg a fait pareil, on a collaboré pour aller plus vite. En quelques mots, les règles sont simples, Georg nous donne une adresse, on doit la rejoindre.
« Pourquoi ? » Le simple fait que j’ose poser une question semble surprendre Georg, son regard noir me donne envie de me recroqueviller et de m’excuser. Sauf qu’on ne s’excuse pas.
« Andreï, je te rappelle que ta vie ne vaut pas trois roubles. Je suis celui décide de ta valeur, tu es celui qui obéit. » Oleg semble prêt à poser une autre question, Georg le met au défi de le faire. On se tait. Obéissants.
« Vous n’avez plus aucune existence légale. Vous n’existez pas, vous n’avez donc aucun intérêt à vous faire repérer. Je vous attends à Moscou dans trois jours. » Une des filles demande si on va avoir du fric pour le trajet. Georg l’ignore, j’ai un sourire mesquin. Quelle conne, comme si on avait besoin de ça.
« Ne me décevez pas. »C’est la dernière chose qu’il nous dit avant de nous tourner le dos et rentrer dans la voiture, cracher trois mots au chauffeur. Et disparaître. Oleg et moi, on se regarde. Il ne nous l’a pas dit, mais on n’est pas dupe : c’est une nouvelle compétition. On se met tous les deux à courir en direction du centre-ville d’Omsk, que l’on connaît par coeur. Instinct de survie, rien à foutre des deux autres compétitrice. Oleg sort de sa poche un crayon, commence à raturer l’adresse, j’en profite pour lui foutre un croche-patte et le sonner. Un adversaire de moins, un peu d’avance de prise. J’en sais rien de ce que j’ai à perdre, mais je sais ce que je peux gagner : l’approbation de Georg. Et c’est tout ce qui compte.
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« Anastasia, Andreï, vous allez travailler ensemble désormais. Faites connaissance, même règle qu’avant : vous n’êtes pas amis, vous n’êtes pas alliés, vous ne vous attachez pas l’un à l’autre, vous cohabitez juste. » J’hoche la tête, la mâchoire serrée. Je n’aime pas l’idée de devoir m’entraîner avec une fille. Surtout avec elle. Elle est arrivée un jour avant moi à Moscow, elle m’a ridiculisé, elle m’a humilié. Oleg, lui, n’est pas arrivé. Ca fait deux semaines maintenant. L’autre fille non plus, Georg n’en a pas parlé. Il sort de la pièce sans m’accorder un regard. Je jette mon sac sur le premier lit qui vient.
« Je te préviens, je t’aime pas. » Histoire que les choses soient claires dès le début.
Astana, Kazakhstan, décembre 2042
C’est amusant de voir que pour faire un noeud coulant ou menotter quelqu’un avec un fil de nylon, je réponds présent, mais lorsqu’il s’agit de faire un noeud de cravate, il n’y a plus personne. Je peste devant le miroir de la salle de bain. Ce n’est pas l’hôtel le plus chicos qu’on a pu faire, mais comparé aux autres du coin, c’est clairement du haut de gamme. Comme nos fringues, comme nos identités. Représentant français d’une des sociétés écrans qui couvrent les activités de Тощие крысы, et qui permettent de blanchir l’argent sans être inquiétés. Ca a de la gueule sur le papier, mais tout ce que je souhaite, c’est que je n’aie pas à l’ouvrir, ma gueule, pendant la soirée. Tout ce que je dois faire, c’est laisser Anya parler, et si ça ne fonctionne pas, c’est moi qui irai poser les questions. Ou kidnapper un môme ou une femme pour faire pression. Faire du repérage, laisser traîner mes oreilles et mes yeux, trouver les points faibles. Et ça commence par un noeud coulant, un bal organisé par un débile quelconque ; le monde est en guerre, et il y a encore des millionnaires capables d’organiser des bals. Et d’imposer des cravates. Je peste encore, rends les armes.
« Anya, ramène ton cul, j’ai besoin d’aide » Je sens son parfum, son odeur, j’entends sa respiration dans la pièce d’à côté. Une chambre pour deux, ça fait des économies ; Georg n’est pas dupe, il sait qu’on est amant ; ça m’angoisse juste qu’il découvre un jour que j’ai baissé ma garde.
Je ne l’aimais pas, à la base. Trop parfaite, trop souvent meilleure que moi. Plus intelligente, plus réactive, plus souple, plus subtile, plus confiante, plus élégante, plus charmeuse que moi. Je ne l’aimais pas. Sauf qu’elle m’a appris à me tenir en société pour être n’importe qui, je lui ai appris à récupérer des informations de n’importe qui, et… Putain, qu’est-ce qu’elle fout ? Je m’arrache au miroir pour revenir dans la chambre où elle se prépare elle aussi. J’ai la gorge sèche. Et une vue plongeante sur le dos nu de sa robe, qui plonge, justement, bas, très bas, qui dévoile ses omoplates, ses tatouages, qui caresse ses épaules et laisse mon regard caresser sa colonne vertébrale.
« Oh... » Faut pas chercher chez moi l’élégance et l’éloquence. Je suis la force brute, l’homme de main parfait, pas le diplomate ou le poète.
« Georg s’est pas foutu de ta gueule. » Ni de la mienne. Elle se retourne, j’ignore son regard noir pour me concentrer sur… tout le reste. Tenter de me concentrer.
« Je… » Et merde. Le poisson qu’elle doit ferrer ce soir n’a aucune chance. Et moi non plus. Ne pas s’attacher, juste des alliés, pas des amis, juste cohabiter, pas vivre ensemble. Les ordres de Georg, et il est intraitable là-dessus, me reviennent en mémoire. Le problème, c’est que Georg est à Paris. A des kilomètres de là. C’est que ça fait des mois qu’on ne l’a pas vu. Et que petit à petit, il ne devient plus si impressionnant que ça. Un écart de plus ou de moins.
On est supposé être à Astana pour négocier un contrat et un nouveau client, pour implanter les racines pourries de Тощие крысы dans le coin ; et comme à chaque fois depuis quelques mois, on va en profiter pour court-circuiter tout ça. Demander plus, casser quelques mâchoires en plus, et se remplir les poches. Mes doigts glissent dans ma poche, y trouvent un collier hors de prix, volé en magasin quelques jours plus tôt. Elle me bat dans la plupart des domaines, mais pour voler, l’orphelin de Iakoutsk reste le meilleur. Le long de la chaîne glisse la constellation de la grande ourse, dans le doux chuintement de l’argent. Je le lui tends dans un sourire nerveux. Avec le coeur qui s’emballe à mes oreilles et les doigts tremblants. J’aime pas les gens, je ne pense qu’à moi, je ne fais confiance à personne et je n’ai aucune moralité. Mais Anastasia s’est imposée pour m’arracher à la solitude qui m’angoisse, mine de rien.
« Tiens. Ca ira bien avec la robe. » Je me sens ridicule. Mais si on continue comme ça, dans quelques mois, une quinzaine tout au plus, on aura de quoi disparaître
même aux yeux de Georg. Et là, on pourra peut-être envisager d’être plus que des alliés.
Bordel, que je pense des conneries, parfois. Des rêves à la con.
??, 04 février 2044
« Il y a un traître dans l’organisation, Andreï. J’ai besoin que tu le trouves, j’ai besoin que tu le traques, j’ai besoin que tu l’abattes. » J’ai besoin de. Georg m’avait convoqué dans son bureau pour me dire ça, officiellement. Treize ans que ma vie ne tourne qu’autour de lui, qu’autour de ce qu’il veut, exige, réclame ; treize ans et jamais encore il n’avait
eu besoin de moi. La fierté m’avait aveuglé, j’avais acquiescé, dans un sourire grave, et le regard de l’enfant comblé.
J’ai besoin de toi. Bien sûr que j’allais le trouver, ce traître, et lui faire payer. Bien sûr. Ca mettait en pause tous nos plans d’évasion, à Anya et moi, ça mettait en pause notre petit trafic parallèle, ça mettait tout en pause, mais pour quelle récompense ? J’étais parti sans dire au revoir à Anastasia, sans l’embrasser, sans penser un seul instant à elle.
J’ai besoin de toi.
Ca faisait un an, plus d’un an maintenant.
Quel con.
Je regarde la photo qu’a prise un des hommes que Georg m’a confié. Elle est floue, mais elle ne laisse aucune place au doute.
« La salope. » J’ai du mal à le croire, j’ai du mal à y croire. Il m’avait prévenu, pourtant. Ne jamais s’attacher, ne jamais faire confiance. Je le savais depuis toujours, pourtant, mais non. Tout le monde finit toujours par partir, par trahir, par tourner le dos. Même Anastasia. Mon poing se serre. Je me sens glisser vers la perte de contrôle qui me fera perdre toute lucidité. J’ai la respiration qui s’affole, et même des larmes qui montent aux yeux. J’ai du mal à respirer.
« Je veux une photo plus nette, je veux le lieu et l’heure de leur prochaine entrevue. » Je veux pouvoir la tuer de mes mains. Mais en attendant, le mec me laisse complètement seul dans notre planque misérable, et faute de pouvoir me tourner
vers elle, je me tourne vers le centre de ma vie. Mon téléphone n’a qu’une poignée de numéros entrés dans le répertoire, je sélectionne le plus important.
« Georg, je l’ai trouvé. Le traître » « Merci. Qui ? » Je prends mon inspiration.
« Anastasia. » Le silence, mon coeur s’affole, j’entends le sien qui reste pourtant calme. Intraitable.
« Je suis désolé. » Au moment où je prononce les mots interdits,
et pour de mauvaises raisons, je me rends compte de mon erreur mais il est trop tard. Je panique, tétanisé. Le silence et la respiration de Georg me répondent encore pendant une éternité qui me met au supplice.
« Tu sais ce que tu dois faire. » Cette fois, c’est moi qui me tais.
« Andreï. » Ne m’oblige pas à me répéter. Ce que je dois faire.
« Est-ce que tu m’es loyal ? » Aucune hésitation.
« Oui. » Je balance entre la haine, la crainte et l’admiration pour lui. L’admiration et la crainte depuis toujours, la haine depuis que ses ordres sont devenus des chaînes et des freins. Mais ça ne change rien à ma loyauté. Et à la colère qui enfle. Est-ce que je suis prêt à faire ce qu’il attend de moi ?
Elle l’a trahi. Mais nous nous apprêtions tous les deux à lui tourner le dos.
« Andreï, dans les données qui ont été volées, il y a toutes les données sur Тощие крысы. Il y a mon nom. Ton nom. Ma photo. Ta photo. » J’ai le souffle qui se coupe. Et la colère revient, encore plus forte.
« Ce sera fait. »Je la hais. Et je me hais d’avoir aussi mal, aussi. Et la haine, le dégoût, la déception et le gosse qui hurle face à la confiance brisé, ça, elle ne connaît pas, Anya. Elle m’a toujours vu
voir rouge face aux autres. Jamais face à elle. Et bien elle va découvrir ce que ça fait, quand on se fout de la gueule d’Andreï. On sait tous les deux que la plus intelligente, c’est elle. Mais je ne suis pas con pour autant.
Et pas à un seul instant je n’envisage qu’elle puisse être innocente.
??, 05 février 2044
« Patronne, on l’a trouvé. » Celui qui m’a attrapé me jette au sol, mes mains liées et le coup que je me suis pris au côté m’empêchent de me relever immédiatement. Je me suis laisser prendre. Anastasia me connaît, me connaît très bien, trop bien. C’est peut-être, c’est même sûrement pour ça qu’elle était aussi insaisissable ces derniers mois. A savoir qui la traquait, quand moi, j’ignorais tout de ma cible. Elle me connaît, mais du coup, elle me sous-estime. Parce qu’elle comme moi, on sait que je suis prévisible, surtout lorsque je pète les plombs, que je ne réfléchis pas, que je ne prends pas le recul nécessaire. Je me suis pointé comme une fleur au lieu de son rendez-vous avec son informateur, je suis tombé dans le piège, je me suis laissé attraper. Lèvre fendue, arcade sourcilière explosée, je sens un hématome sur ma joue et mon oeil se cercler de noir. Mais j’ai connu pire. Quoiqu’il m’arrive, j’aurai toujours connu pire comme douleur,
merci Georg. Le mec me jette au sol, je m’effondre en grognant.
« Qu’est-ce qu’on en fait ? » Je me redresse, à genoux.
Aucun orgueil. Ce n’est pas de l’humilité, c’est juste que je sais ce que je veux faire, où je vais, comment faire. Anya m’a toujours surclassé dans tous les domaines. Sauf celui du corps-à-corps, sauf celui qui implique la survie pure, la violence, le vol. Si j’ai une seule chance de l’avoir à ma portée, je la saisirai, je m’en fais la promesse. Mes hommes se chargent de tuer l’informateur, de récupérer les données, avant qu’elles ne se dispersent. Moi, je suis l'appât, la distraction. Et j’ai les yeux rivés dans ceux d’Anya quand elle s’approche de moi. Ca fait plus d’un an qu’on ne s’est pas vu, mais son parfum est toujours ancré dans ma mémoire, le doux sifflement de sa respiration, sa démarche, sa silhouette, je pourrai redessiner chaque partie de son corps à l’aveugle. Même après un an. Et elle m’a trahi. Elle m’a laissé tomber. J’ai vérifié, Georg n’a pas menti. Il n’a jamais menti, en même temps. Elle allait réellement donner des documents permettant de me retrouver. De démanteler tout le réseau, tout notre univers.
« Je sais tout ce que tu as fait, Anya... » Ma voix se brise. Elle n’a pas le monopole de l’hypocrisie et du mensonge. Elle me connaît trop bien, moi, je pensais la connaître.
« Pourquoi tu ne m’as rien dit, à deux, on aurait pu le faire tomber. » Feindre la déception, la déception de ne pas avoir été mis dans la confidence. Tout en parlant, je laisse mes sens m’informer de tout ce que je ne vois pas. La respiration des hommes de main qu’il lui reste, leur localisation, même les armes qu’ils portent. Je sens l’odeur du flingue usé, du neuf. Tout en parlant, je cartographie la pièce.
« Je pensais qu’on se soutenait. Qu’on était des alliés. » Voire plus. Dans un grognement, je me relève. Mes poignets jouent discrètement avec les liens, que j’ai desserrés tout du long. Mon pouce se déboite dans une crispation des épaules. Juste une respiration.
« Je t’aimais, Anya... » Moi aussi, je sais mentir comme je respire. Ou utiliser la vérité au bon moment. Ses pupilles sont surprises, j’ai un demi-sourire, je me dégage de mes liens et je la frappe au plexus. Le mouvement dévoile une chaîne, autour de son cou.
Le collier que je lui ai offert.
J’oublie mon plan, j’oublie ma planification, j’oublie tout.
Je cède à la facilité de la colère.
Et je vois rouge.
Dans des moments comme ça, je ne contrôle plus rien. Quand le voile rouge retombe, quand je suis capable de reprendre le contrôle, tous les hommes sont morts, j’ai un flingue entre les mains, donc je me sers pour frapper Anya, encore et encore. Je me fige. Je suis assis sur elle, je l’ai immobilisée pour totalement la contrôler, elle n’a rien pu faire, pas quand je suis dans cet état-là. Son visage est tuméfié. Et moi, j’ai du sang plein les mains. Le sien. Le mien. Je n’en sais plus rien. J’ai la respiration qui s’affole. La colère qui retombe. Et, quelque part, une certitude.
Au moins, si je l’ai perdue, je n’aurai pas perdu Georg.
Le problème, c’est que pour la première fois de ma vie, cette certitude ne me suffit pas.
Anya ne respire plus, je ne sens plus rien sous mes doigts. Un infime filet d’air, un trop faible battement de coeur que je n’arrive pas à ignorer, mais qui ne promet rien, qui n’est que le prémice d’une déception. A chaque battement, je m’attends à ce que ce soit le dernier. Je me relève, les jambes tremblantes. Fouille ses poches, trouve son téléphone. Le numéro de Georg s’inscrit petit à petit sur l’écran.
« C’est fait. » Le silence.
« Envoie moi une photo, puis occupe toi du corps. » J’acquiesce. Son visage est presque méconnaissable, mais ses tatouages, eux, ne laissent aucun doute. Georg accuse réception.
Bien. » C’est son seul commentaire. Et il ne me suffit pas le moins du monde.
« Je t’aime, Anya, mais t’aurais jamais dû faire ça. »